Politique

29-09-2016 Par

« Etat d’urgence » = Etat d’exception politique

L’ancien député de déi Lénk, Serge Urbany, traite ici de la proposition de loi Bodry sur l’introduction de la notion de « crise nationale » dans la Constitution et la tempête de critiques que cette proposition a soulevée entretemps.

« Etat d’urgence » = Etat d’exception politique

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Après avoir tracé l’historique de la notion d’urgence dans la Constitution (1ère partie) et traité des moyens légaux en cas d’urgence (2e partie), l’ancien député de déi Lénk, Serge Urbany, traite ici de la proposition de loi Bodry sur l’introduction de la notion de « crise nationale » dans la Constitution et la tempête de critiques que cette proposition a soulevée entretemps.

(3) La proposition de loi Bodry

Nous avons vu dans la 2e partie que la législation prévoit le cas d’urgence dans de nombreuses hypothèses de catastrophes ou d’attentats terroristes.

La discussion sur la constitutionnalisation de l’urgence en cas de « crise nationale » ne vise pas ces hypothèses, malgré ce qu’on en dit. Mais l’ « état d’urgence » dont il est question ici vise en fait l’état d’exception politique.

C’est d’entraves à la démocratie qu’il s’agit.

Premièrement au niveau parlementaire où les députés, a priori pleinement capables d’agir, sont privés de leur droit primaire de faire la loi, du seul fait que le gouvernement décrète l’ « état d’urgence ».

Deuxièmement au niveau de la société où peuvent se poser à des degrés divers des questions de droit de s’exprimer, se rassembler, de manifester, de se mettre en grève…. Ces droits peuvent être mis en question par le seul gouvernement. Peut-être pas au niveau du principe constitutionnel, mais dans son application par une loi dérogatoire aux lois existantes, véritable loi-décret qui peut être édictée pendant l’état d’urgence par le pouvoir exécutif à la place du parlement.

La situation actuelle

Elle résulte des dispositions suivantes de la Constitution :

Art. 32

(3) Dans les matières réservées à la loi par la Constitution, le Grand-Duc ne peut prendre des règlements et arrêtés qu’aux fins, dans les conditions et suivant les modalités spécifiées par la loi.

(4) Toutefois, en cas de crise internationale, le Grand-Duc peut, s’il y a urgence, prendre en toute matière des règlements, même dérogatoires à des dispositions légales existantes. La durée de validité de ces règlements est limitée à trois mois.

Art 36

Le Grand-Duc prend les règlements et arrêtés nécessaires pour l’exécution des lois.

Cela veut dire :

Le Grand-Duc, c.-à- d. le Gouvernement, dispose de l’intégralité des pouvoirs pour exécuter des lois. Toutefois, lorsqu’une matière est spécialement réservée à la loi par la Constitution (comme l’éducation, la sécurité sociale, l’économie…), les fins, les conditions et les modalités doivent en être fixées par la loi, sinon les règlements n’ont aucune valeur et sont systématiquement invalidés par les juridictions. Pour donner plus de poids au gouvernement, une autre proposition de loi Bodry en cous bénéficiant également de l’appui de la commission des institutions, à part le représentant de déi Lénk, facilite singulièrement les conditions actuelles posées par l’article 32 (3). Il faut voir ces changements en rapport avec ceux de l’article 32 (4). Il s’agit dans les deux cas d’affaiblir le contrôle parlementaire.

Dans son article 32 (4) concernant l’état de crise internationale, la Constitution réserve le droit au gouvernement de « légiférer » en toutes matières par des règlements qui peuvent même déroger à des lois existantes. Nous avons décrit dans la 1ère partie le contexte de ce changement constitutionnel intervenu en 2004 qui a, il est vrai, été parcimonieusement utilisé jusqu’à présent.

Dans la proposition de révision générale de la Constitution, devant faire l’objet d’un référendum avant les prochaines élections, adoptée par la majorité de la commission des institutions, qui est actuellement soumise au Conseil d’Etat, il était prévu d’y ajouter les cas de « menaces réelles pour les intérêts vitaux ou les besoins essentiels de tout ou partie du pays ou de la population »(crise nationale).

La proposition de loi no. 6938

Les attentats du 13 novembre 2015 et l’introduction projetée de l’état d’urgence en France ont amené la majorité gouvernementale, avec l’appui du CSV, à précipiter l’introduction de la « crise nationale » au niveau de la Constitution, par l’adoption prévue de la proposition de loi Bodry (PL 6938) qui, elle, ne va pas être soumise à un référendum.

Cette proposition vise à donner dès maintenant la teneur suivante au paragraphe 4 de l’article 32 :

« (4) En cas de crise internationale ou de menaces réelles pour les intérêts vitaux ou les besoins essentiels de tout ou partie de la population, le Grand-Duc, après avoir constaté la gravité de la situation et l’urgence, peut prendre en toutes matières des mesures réglementaires appropriées, même dérogatoires à des lois existantes. Il en est de même en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public.

Ces règlements ont une durée maximale de validité de trois mois. Ils cessent d’avoir effet en même temps que prend fin l’état d’urgence.

La Chambre des Députés se réunit de plein droit. Elle ne peut être dissoute pendant l’état d’urgence. En cas de dissolution préalable, la Chambre des Députés reste en fonction jusqu’à l’assermentation des députés nouvellement élus.

La prorogation de l’état d’urgence au-delà de dix jours ne peut être autorisée que par une loi votée dans les conditions de l’article 114, alinéa 2 de la Constitution.

La loi en fixe la durée sans pouvoir dépasser une période totale de six mois. »

La position de déi Lénk

Bien que ne voulant pas ce changement de Constitution, j’ai essayé, en tant que membre à l’époque de la commission des institutions, à en modérer les effets.

Je me suis ainsi prononcé contre toute référence à des termes idéologiques comme « crise internationale », « sécurité nationale » ou ordre public » (toujours interprétables dans l’intérêt des gouvernants et des milieux économiques dominants). C’était d’ailleurs le député CSV Leon Gloden qui s’était fait fort pour l’introduction de ces notions.

La reprise de la notion sur l’ « ordre public » est très révélatrice. L’ordre public, au sens matériel du terme, ce sont des actes individuels comme le tapage nocturne, mais aussi des actes collectifs comme des manifestations. L’ordre public, c’est le rapport au politique, à l’ordre social, ce sont des moyens spéciaux accordés à la Police et à la Justice.

C’est surtout cette formulation qui change définitivement le sens des paisibles lois d’habilitation à la luxembourgeoise décrites en première partie.

Pour atténuer l’effet négatif de la proposition de loi Bodry, j’avais proposé en outre au nom de déi Lénk:

– une réduction des cas d’ouverture de l’état d’urgence à la guerre ou à d’autres menaces graves pour la vie organisée de la communauté, reprenant une formulation tirée de l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) par la commission de Venise ;

– la prorogation des mesures concrètes (après 10 jours) uniquement par une loi adoptée à une majorité de 2/3 des députés, étant entendu que dans des pays connaissant une expérience dictatoriale, comme le Portugal ou l’Espagne, même le déclenchement de l’état d’urgence est soumis à une loi préalable ;

– les droits fondamentaux ne doivent pas être touchés (mais c’est évidemment l’enjeu de la loi, car toutes les mesures de gestion techniques de la crise sont déjà possibles à l’état actuel de la législation (voir partie 2).

– la limitation globale de l’état de crise à 3 mois.

Nos propositions alternatives concernant l’article 32(4), sur base de la proposition de loi Bodry, rejetées en bloc par la coalition de fait CSV-LSAP-DP-Verts, auraient atténué l’effet des changements constitutionnels. Voici leur formulation :

Propositions déi Lénk art. 32(4):

« (4) En cas de crise internationale grave (guerre) ou de (d’autres) menaces graves et réelles pour les intérêts vitaux ou les besoins essentiels de tout ou partie de la population la vie organisée de la communauté, le Grand-Duc, après avoir constaté la gravité de la situation et l’urgence, peut prendre en toutes matières des mesures réglementaires appropriées, même dérogatoires à des lois existantes. Les droits fondamentaux restent garantis.
Il en est de même en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public.

Ces règlements ont une durée maximale de validité de trois mois 10 jours. Ils cessent d’avoir effet en même temps que prend fin l’état de crise.

La Chambre des Députés se réunit de plein droit. Elle ne peut être dissoute pendant l’état de crise.

Si la Chambre des Députés décide de maintenir l’état de crise au-delà des dix jours, elle ne peut le faire La prorogation (le maintien) de l’état de crise au-delà de dix jours ne peut être autorisée que par une loi votée dans les conditions de l’article 114, alinéa 2 de la Constitution. Cette loi contiendra les mesures de crise à prendre.

La loi en fixe la durée sans pouvoir dépasser une période totale de six trois mois. »

Critique du Conseil d’Etat

Lors d’une conférence organisée par l’Institut Max Planck le 24.5.2016, des juristes comme les professeurs Stefan Braum ou Luc Heuschling, ont sévèrement critiqué la proposition de loi Bodry, le premier nommé parlant même de « début de la mort finale de l’Etat de droit. » La question de la constitutionnalisation même de l’état d’urgence a été thématisée à l’occasion de cette conférence.

Dans son avis du 15.7.2016, le Conseil d’Etat a émis l’opinion que les moyens législatifs normaux devraient suffire en matière d’attentats terroristes. Il a également repris, bien sûr sans le dire, notre proposition de biffer la notion d’état d’urgence et de s’adapter à la définition de la CEDH.

Actuellement la commission est en train de discuter ces propositions.

Ce sera l’objet d’un article dans le prochain numéro de goosch.