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11-03-2014 Par

Que fait la Russie en Ukraine?

L'Ukraine est une pièce maîtresse sur l'échiquier géostratégique eurasien. Murray Smith tente une analyse des intérêts russes dans cette grande république.

Que fait la Russie en Ukraine?

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Le Parlement de Crimée a donc voté son rattachement à la Russie. Le fameux référendum, fixé d’abord pour le 25 mai, puis avancé au 30 mars, aura finalement lieu le 16 mars et « ne fera que confirmer » le vote du Parlement. On peut dire qu’ils s’entraînent déjà pour rejoindre la Russie de Poutine. Là-bas, on ne tient jamais une consultation électorale sans avoir décidé le résultat à l’avance.

Nous devons comprendre l’énormité de ce qui vient de se passer. Pour la première fois depuis 1945, un pays a simplement annexé, par la force armée, une partie du territoire d’un autre pays. Jusqu’ici nous avons vu des interventions armées, des bombardements, même des guerres dans les Balkans. Mais jamais ça. Et pour l’instant, rien n’indique que cela restera un cas isolé.

Ceux qui prévoyaient que Poutine n’attendait que la fin des JO de Sotchi pour frapper n’avaient pas tort. Car l’intervention en Crimée qui a débuté le 27 février était tout sauf une réaction sur le vif aux événements dramatiques à Kiev de la semaine précédente. Elle a impliqué un transfert de navires de guerre de la flotte de la Baltique à la Mer noire, la préparation et le transfert de 2.000 troupes d’assaut, sans parler des manœuvres en parallèle à la frontière orientale de l’Ukraine qui mobilisaient 150.000 troupes.

Pas de place à l’improvisation

Tout était donc préparé à l’avance. Par ailleurs, l’intervention s’insère dans un projet géopolitique de Poutine. Vladimir Poutine considère que l’effondrement de l’Union soviétique était « le plus grand désastre géopolitique » de notre temps. Et en effet, l’effondrement de l’URSS a effectivement été un désastre social qui a frappé la vie de dizaines de millions de ses citoyens.

Une « catastrophe humaine », comme l’a caractérisé le grand historien marxiste Eric Hobsbawm. Mais ce n’est pas ce qui concerne Poutine. Celui-ci a poursuivi l’œuvre de destruction de l’Etat social commencé sous Eltsine dans les années ’90. Il préside aujourd’hui une société où 110 milliardaires possèdent 35 % des richesses du pays.

Mais revenons à la géopolitique, car il est indispensable de comprendre les objectifs globaux de la Russie de Poutine. Ce qu’il regrette, c’est le statut de grande puissance qu’avait l’URSS. Ce qu’il veut, c’est restaurer la puissance de la Russie et imposer son contrôle sur les territoires qui étaient ceux de l’URSS et de l’Empire tsariste.

L’URSS sans le socialisme

En 1913, le troisième centenaire de la dynastie des Romanov fut célébré avec grand faste. Quatre ans plus tard, la révolution les a renvoyés à la poubelle de l’Histoire. Définitivement, semblait-il. Mais non : après le chute de l’URSS, ils ont été déterrés, littéralement et figurativement. Le Tsar Nicolas II, connu de son vivant comme Nicolas le Sanglant, grand amateur de pogroms anti-juifs, fut canonisé en 2000.

Et en 2013, on célébrait en Russie le quatrième centenaire des Romanov. Ce qui était mis en exergue et enseigné aux écoliers, cartes interactives à l’appui, c’était le rôle de cette dynastie dans l’extension de l’empire russe. Et c’est vrai : sous les Romanov, de l’Ukraine aux pays Baltes et d’Asie centrale au Caucase, la Russie a construit son empire par des méthodes non moins barbares que celles employés par les Britanniques, les Français et autres impérialistes aux quatre coins du monde.

Arrivé au pouvoir en 2000, Poutine se désolait du déclin de la Russie et jurait de restaurer l’autorité de l’Etat, ce qu’il a largement fait. Cela se traduit par une « démocratie guidée », une mainmise croissante sur les médias, la répression de toute dissidence sérieuse et une politique de réarmement.

Le tout sur fond d’un chauvinisme grand-russe, cette idéologie que Lénine détestait tellement et qu’il combattait inlassablement. Et qui est largement partagée dans le monde politique, de l’extrême droite de Zhirinovsky au Parti communiste de la Fédération de Russie (PCFR).

L’alliance des grands-russes

Sur le deuxième volet, Poutine a commencé par liquider l’indépendance de fait de la Tchétchénie avec une brutalité extrême, à plus petite échelle que ce qu’ont fait Bush et Blair en Irak trois ans plus tard, mais avec des méthodes similaires. Le tout sans vraiment restaurer « l’ordre » dans cette république du Caucase du Nord qui a donné du fil à retordre à ses prédécesseurs tsaristes et même à Staline.

Et puis, il a élaboré son projet pour encadrer les anciennes républiques soviétiques. Pour commencer, il s’agit d’une union douanière, à laquelle adhérent pour l’instant le Kazakhstan et la Biélorussie et que devrait suivre l’Arménie. Mais il annonce la couleur : dès 2015, il veut transformer l’union douanière en Union eurasiatique, définie comme union économique et politique.

C’est dans cette union qu’il voulait (et qu’il veut encore…), entraîner l’Ukraine : d’où son opposition furieuse à la signature par l’Ukraine d’un partenariat avec l’Union européenne. Bien sûr, il ne s’agit pas d’annexer toutes les républiques de l’ex-URSS (bien que…), mais de les réunir dans une union dominée par Moscou. Cela peut se faire à géométrie variable.

Le PCFR parle de « l’Etat unifié de Russie et de Biélorussie » comme si c’était déjà une réalité. C’est inexact. Des accords dans ce sens existent, mais ils ne sont pas très clairs et la Biélorussie fait preuve de quelques réticences.

Timides manifestations

Ce qui est clair et ce dont tout le monde convient, qu’ils soient pour ou contre, c’est que l’Ukraine constitue une pièce maîtresse du projet d’Union eurasiatique. C’est pourquoi on aurait tort de conclure que Poutine s’arrêtera après l’annexion de la Crimée. Il ne peut pas simplement regarder le nouveau gouvernement s’installer, se rapprocher de l’Union européenne et signer un partenariat.

Il est clair que la Russie a été et reste très active dans l’Est et le Sud de l’Ukraine. Elle a essayé de susciter des manifestations en faveur de l’union avec la Russie. Pour le moment, c’est un échec. Il y a eu quelques manifestations mais relativement restreintes, de l’ordre de quelques milliers, 10.000 au maximum, ce qui est peu pour des villes comme Donetsk, Odessa ou Kharkiv, avec des populations d’un million et plus.

En face, il y a eu des manifestations pour l’unité de l’Ukraine, parfois plus importantes (15.000 à Odessa) mais pas non plus massives. Et puis des tentatives, parfois réussies dans un premier temps, de prendre d’assaut des bâtiments officiels pour y hisser le drapeau russe. Là, il s’agissait d’attaques bien organisées, de quelques centaines d’hommes, dont certains venaient manifestement de Russie.

La plupart de la population ne se mobilise pas. Pourtant, un sondage du 3 mars montre que le plus fort pourcentage en faveur de l’intégration à la Russie est d’un tiers dans la région de Donetsk, puis de 24 % à Luhansk et Odessa, et pas plus de 16 % ailleurs. Il ne faut pourtant pas en conclure que le danger serait passé.

Il est facile d’organiser des provocations comme prétexte d’intervention militaire, surtout dans des régions où il y a des fortes minorités pro-russes. Et puis, on occupe le conseil régional, on fait voter, on ferme tous les médias indépendants comme en Crimée…

Aujourd’hui la Crimée, demain Kiev?

Au-delà de la question de possibles interventions-annexions, il y a celle, plus large, de la déstabilisation de l’Ukraine toute entière. Si l’élection présidentielle a lieu le 25 mai, on ne sait pas encore qui va gagner, mais on sait que ce ne sera pas un candidat pro-russe. Alors, soit il faut empêcher que l’élection ait lieu, soit il faut que le président élu préside un pays affaibli, divisé, déstabilisé. Rien, absolument rien n’est exclu, y compris une invasion de tout le pays, ou au moins jusqu’à Kiev.

En fin de compte, ce que Poutine fera ou pas dépendra du degré d’opposition qu’il rencontre, en Ukraine comme au niveau international. En Ukraine, il ne suffit pas simplement que le gouvernement affirme son autorité, y compris dans l’Est. Il faut qu’il prenne en compte les préoccupations de tous les citoyens.

C’est une bonne chose que le président par intérim ait refusé de signer l’annulation de la loi sur les langues de 2012, mesure qui avait inquiété inutilement les russophones. Et puis il faut mettre fin à la situation où dans certaines régions, certains partis ne peuvent pas fonctionner normalement. En particulier, il faut stopper les agressions contre le Parti communiste d’Ukraine.
Bien évidemment, la tenue d’une élection présidentielle ne résoudrait pas en soi les problèmes de l’Ukraine.

Il faudrait une démocratisation de fond en comble, un programme social, une assemblée constituante. Mais rien de tout cela ne pourrait se faire sans lever la menace d’une intervention russe.

Antisémitisme?

Deux raisons sont et seront avancées pour justifier une intervention russe. D’abord, que le pays serait dans un état de chaos, d’anarchie, avec des agressions contre les minorités, et surtout des actes antisémites. C’est faux. La meilleure réponse est fournie par cette lettre ouverte à Vladimir Poutine signée par un large éventail de la communauté juive en Ukraine.

La deuxième raison serait qu’au lieu d’être l’agresseur, de poursuivre une politique élaborée bien avant les événements récents en Ukraine, la Russie serait en réalité la victime, la cible de provocations venant des Etats-Unis et de l’UE. Avec en particulier l’intention d’admettre l’Ukraine comme membre de l’OTAN. Dans cette vision, il y a certainement du vrai. Depuis la chute de l’URSS, les Etats-Unis ont poursuivi une politique visant à « contenir » la Russie : expansion de l’OTAN vers l’Est, bouclier anti-missiles…

La perspective que l’Ukraine adhère à l’OTAN est partagée par certaines puissances et forces en Occident, mais pas par toutes. Et par des partis aujourd’hui au gouvernement en Ukraine. Pourtant, les sondages ont systématiquement montré qu’une majorité d’Ukrainiens est contre et préfère une position non-alignée.

C’est certainement la meilleure solution, pour l’Ukraine et pour la paix en Europe. Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est que si jamais un prochain sondage donnait une majorité pour l’adhésion à l’OTAN, ce serait sans doute une conséquence de l’agression russe actuelle.

Vers un conflit avec l’OTAN?

Pour conclure : les mesures économiques et diplomatiques à l’égard de la Russie qui ont été prises, ou sont envisagées par les Etats-Unis et les pays européens auront un certain effet. Mais aussi, mondialisation oblige, des conséquences pour certains pays européens. Il n’est pas sûr qu’elles soient vraiment efficaces, ou qu’elles seront maintenues longtemps, et Poutine a dû prendre cela en considération avant d’agir.

Jusqu’ici, ceux en Occident qui parlent d’action militaire sont très minoritaires. Mais on aurait tort de considérer que cette option est totalement exclue. Les Américains et les Européens étaient surpris par l’intervention en Crimée, et encore plus par son annexion. Mais si les choses en restent là, on peut dire que le risque de conflit armé entre la Russie et l’OTAN est minime.

Si la Russie devait aller plus loin en Ukraine, ce risque augmenterait et les secteurs les plus va-t-en guerre en Occident seraient renforcés. C’est pourquoi il faut condamner toute intervention étrangère en Ukraine et défendre la souveraineté de l’Ukraine. Le peuple ukrainien doit pouvoir régler les problèmes considérables auxquels il est confronté sans ingérence étrangère aucune.