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Une histoire méconnue du libéralisme

 

Sur invitation de l’Institut d’Études Européennes et Internationales du Luxembourg, le professeur

Domenico Losurdo a donné, le 10 juillet dernier, une conférence sur le thème de «Liberté et esclavage – Les contradictions du libéralisme réel»

devant une salle comble au Casino Syndical de Bonnevoie. Le professeur Losurdo enseigne l’histoire de la philosophie à l’université d’Urbino. Il est directeur de l’Institut de Sciences Philosophiques et Pédagogiques «Pasquale Salvucci» de la même université. Il préside la Société hégélienne internationale «Gesellschaft Hegel-Marx für dialektisches Denken» et il est membre de la «Leibniz Sozietät». Au Casino Syndical de Bonnevoie, il a raconté une histoire méconnue du libéralisme réellement existant, une histoire de sang et de larmes, de génocides et d’oppression.

Domenico Losurdo a introduit sa conférence en constatant que le libéralisme tel qu’il s’est développé surtout aux États-Unis et en Grande-Bretagne depuis le XVIIIe siècle, était en réalité une idéologie de classe au service d’une élite d’hommes – non de femmes! – blancs, qui justifiait l’esclavage, le colonialisme, le génocide, le racisme et, de façon générale, le mépris des classes et couches sociales subalternes. Ainsi, l’esclavage a joué un rôle fondamental au cours de la première période ayant suivi la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique.

Le professeur Losurdo récuse l’excuse que l’esclavage était universellement accepté. En effet, à la même époque, Simón Bolívar entame en Amérique du Sud une guerre de libération victorieuse contre le colonialisme espagnol, qui aboutit à l’indépendance de vastes territoires latino-américains de la couronne espagnole et, en même temps, à l’abolition de l’esclavage. Dans la colonie française de Saint-Domingue, les esclaves noirs se révoltent et fondent, sous le nom d’Haïti, la première république noire libre du monde. On doit constater que parmi les révolutions ayant secoué le continent américain à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, c’est uniquement celle des États-Unis, pourtant terre de prédilection du libéralisme, qui n’a pas mis l’abolition de l’esclavage à l’ordre du jour.

Tout au contraire, après la proclamation de l’indépendance des États-Unis, l’esclavage s’y durcit et s’étend ultérieurement aux territoires conquis sur le Mexique. Les esclaves étaient réduits à des marchandises. Les familles pouvaient être séparées, ce qui n’avait jamais été le cas dans les sociétés dominées par le christianisme, même le plus fondamentaliste. Après la guerre de sécession, le sort des Noirs, formellement libérés de la condition d’esclaves, ne s’est guerre amélioré. Selon certains chercheurs américains, tel Howard Zinn, c’était souvent le contraire qui était vrai.

D’ailleurs ce n’étaient pas uniquement les Noirs qui étaient victimes de la «White supremacy» pratiquée aux États-Unis. Une continuité se dégage du génocide perpétré contre les populations originaires d’Amérique à la discrimination et l’exploitation féroce des immigrés asiatiques au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, en passant par la traite des Noirs et leur réduction en esclaves! Période d’or du libéralisme et esclavagisme le plus vil cohabitaient parfaitement: gouvernement de la loi pour l’élite blanche et oppression la plus terrible pour les Noirs. Le concept de «Herrenmenschen Democracy» qualifie très bien l’époque de l’esclavage et la période l’ayant immédiatement suivi. L’élite blanche libérale était persuadée d’être supérieure aux populations ayant une couleur de peau plus foncée.

À l’appui de ses dires, Domenico Losurdo a cité abondamment d’illustres théoriciens du libéralisme de cette époque, comme John Locke, Edmund Burke, Alexis de Tocqueville ou encore Emmanuel-Joseph Sieyès. Une idéologie renvoyant d’une façon ou d’une autre à la «Herrenmenschen Democracy» était hégémonique dans tous les pays, où le passage du féodalisme au capitalisme était le plus avancé. L’oppression et l’exploitation ne concernaient d’ailleurs pas uniquement les Noirs et les gens de couleur. Les classes et couches sociales subalternes blanches en étaient également victimes.

La Grande-Bretagne, à côté des États-Unis, l’autre phare de la pensée libérale, a fait subir une oppression religieuse et sociale terrible aux habitants de l’Irlande, qu’elle avait colonisée depuis le Moyen-Âge jusqu’au début du XXe siècle. Les États-Unis pouvaient s’inspirer de l’exemple irlandais pour le sort qu’ils ont réservé, tout au long de la première période de leur existence, aux populations non blanches. Le professeur Losurdo a enchaîné par l’évocation de la condition de la classe ouvrière aux débuts de l’ère capitaliste, qui était caractérisée par une discrimination et oppression féroces. Il a décrit l’institution des «workhouses», sorte d’hospices au Royaume-Uni, où les élites dirigeantes ont parqué les couches populaires ne pouvant subvenir à leurs propres besoins, dans des conditions inhumaines effroyables.

À l’époque d’or du libéralisme, la condition des peuples colonisés était encore pire que celle des classes et couches sociales subalternes des métropoles. À ce propos aussi, il s’est trouvé des penseurs libéraux pour justifier l’injustifiable. Ainsi, Alexis de Tocqueville n’a pas hésité à affirmer que le peuple algérien n’avait pas droit à la démocratie. Il a justifié toutes les boucheries perpétrées par l’armée d’occupation française, qui ne faisait aucune distinction entre insurgés et populations civiles. Il trouvait tout à fait normal que la jouissance par les Français d’Algérie de libertés encore plus grandes que dans la métropole devait être assurée aux dépens des populations autochtones.

À la fin de sa conférence, Domenico Losurdo a constaté que les libéraux ont peu aidé à l’abolition de l’esclavage et au dépassement des discriminations raciales. Les chrétiens, même fondamentalistes, y ont plus contribué. Cependant, le plus grand apport est venu de la Révolution d’Octobre en Russie. Celle-ci a puissamment stimulé l’émancipation des populations non blanches et la libération des peuples colonisés; processus historiques n’étant toujours pas achevés de nos temps.

Les conclusions du professeur Losurdo devraient interpeller tout militant de la gauche radicale: assumer l’héritage positif du libéralisme, tel que la limitation et la séparation des pouvoirs, l’État de droit, les libertés publiques et individuelles; étendre ces acquis à toutes les couches de la société en transformant profondément les conditions socio-économiques; reconnaître que de larges secteurs du mouvement ouvrier révolutionnaire ont eu pendant une période plus ou moins longue une approche incorrecte vis-à-vis de cette problématique. La non prise en compte des structures étatiques concrètes et la référence à un hypothétique dépérissement de l’État dans un avenir plus ou moins proche ont ouvert la porte à toutes sortes de dérives autoritaires. À côté d’une articulation correcte entre relations marchandes et non marchandes, un socialisme des temps modernes devra intégrer l’État de droit dans son projet politique, tout en avançant vers une société sans classes. C’est le grand défi auquel sont confrontés actuellement les partis communistes et de gauche!