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Nation et mouvement ouvrier

 

 

La nation comme cadre des luttes de classes actuelles

À notre époque, les luttes pour le progrès démocratique et social se développent avant tout au niveau de l’État-nation. Les unions d’États, comme l’Union européenne en constitue le modèle le plus avancé, ne jouent actuellement à cet égard qu’un rôle subsidiaire. On peut présumer que les profondes transformations sociales qui sont aujourd’hui à l’ordre du jour, se produisent au niveau national, respectivement, comme il est souhaitable, simultanément dans plusieurs États-nations. Cependant, il est hautement improbable que de tels processus se déroulent en parallèle au niveau d’un continent ou d’une union d’États.

Évidemment, le mouvement ouvrier ne doit en aucun cas abandonner ce dernier terrain à son adversaire de classe, les bourgeoisies confédérées. Tout au contraire, il doit relever les nouveaux défis qui se posent au niveau supranational et se donner les instruments nécessaires afin de peser sur les rapports de forces.

D’autant plus qu’un rapprochement entre les peuples correspond tout à fait à son essence internationaliste. Et que les unions d’États se réaliseront à un niveau de développement supérieur au fur et à mesure que les peuples s’engageront dans la transition vers une société socialiste.

Mais l’exercice de la souveraineté populaire se conjugue aujourd’hui indéniablement avec l’existence des nations et des États-nations. Une vraie société civile, au sein de laquelle les classes sociales antagonistes luttent pour imposer leur hégémonie respectivement leur contre-hégémonie, n’existe actuellement qu’au niveau de l’État-nation.

L’existence d’une langue ou de langues communes est une condition essentielle pour qu’une telle société civile puisse se former. Ainsi que la présence d’une culture commune respectivement d’une synthèse de diverses cultures, qui soit largement acceptée par la société tout entière!

La nation comme phénomène relativement nouveau

Si l’on considère l’histoire de l’humanité dans son ensemble, le processus constitutif des nations se révèle être un phénomène relativement nouveau, dont la genèse remonte à peu de siècles. Il est intimement lié à l’apparition du mode de production capitaliste et à la constitution de la classe bourgeoise en classe dominante. Aujourd’hui encore, des structures semi-féodales subsistent en beaucoup d’endroits en dehors de la zone géographique du capitalisme développé et le processus de constitution des nations y reste inachevé.

Dès les débuts de la formation des nations, les luttes de classes en ont été un élément moteur et structurant. À chaque époque et en tous lieux, ces dernières déterminent les formes concrètes prises par les États-nations.

La souveraineté nationale et populaire, l’État de droit ainsi que l’État-providence constituent des éléments essentiels des États-nations modernes. L’agencement concret de ces divers éléments dépend toujours des rapports de forces politiques et sociaux qui prévalent dans les nations constituées en États.

La contre-hégémonie de la classe ouvrière

La place occupée par l’État-providence dépend directement du degré de contre-hégémonie que la classe ouvrière et les couches subalternes réussissent à exercer au sein de la société capitaliste. Cette contre-hégémonie ne consiste pas uniquement dans l’espace politique que le mouvement ouvrier et démocratique réussit à occuper de façon directe, mais également dans l’influence idéologico-culturelle, par le biais de laquelle le monde du travail arrive à peser sur l’orientation des forces politiques bourgeoises et réformistes.

Afin que la classe ouvrière puisse à l’avenir s’établir comme nouvelle classe dominante, elle devra impérativement prendre en considération les intérêts de la nation tout entière. Et, par ailleurs, ceux de l’humanité tout entière en matière de développement durable et de transition énergétique et écologique. Elle devra assurer l’État de droit, aussi bien que la souveraineté populaire et la souveraineté nationale, comme instrument, aujourd’hui moins efficace que dans le passé il est vrai, pour faire respecter la volonté populaire majoritairement exprimée.

Les erreurs commises à cet égard dans le passé par certains secteurs du mouvement ouvrier révolutionnaire ne doivent plus se répéter. Un nouveau modèle de socialisme développé devra protéger et élargir tous les acquis de civilisation durement gagnés depuis la sortie du féodalisme.

Avancées aux niveaux de la souveraineté populaire et de l’État de droit, tout comme une politique de larges alliances avec les couches moyennes dans la perspective de constitution d’un nouveau bloc historique pour dépasser le mode de production capitaliste, doivent obligatoirement faire partie de la stratégie à long terme du mouvement ouvrier révolutionnaire.

Les «Trente Glorieuses»

Les nations bourgeoises les plus avancées sur les plans social et démocratique sont celles où le mouvement ouvrier a su le plus gagner en influence. Tel était le cas dans les pays capitalistes hautement développés, surtout d’Europe occidentale, au cours des «Trente Glorieuses», période historique ayant immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale.

À cette époque, de puissants partis ouvriers sociaux-démocrates et communistes ainsi que des syndicats de masse ont réussi à imposer à la classe bourgeoise un rapport de forces permettant de développer la souveraineté populaire et l’État-providence jusqu’à des niveaux inconnus auparavant.

Évidemment, l’existence en Union soviétique et en Europe de l’Est d’un système antagoniste au capitalisme a contribué, au cours des décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, à consolider le rapport de forces favorable au monde du travail. Les avancées sociales dont bénéficient actuellement les salariés dans les pays capitalistes d’Europe occidentale, ont été en grande partie conquises à cette époque.

Cependant, ces dernières sont aujourd’hui remises en cause, à des degrés divers suivant les différents pays capitalistes. Au début des années 80 du siècle passé, le Président des États-Unis Ronald Reagan et le Premier ministre du Royaume-Uni Margaret Thatcher ont sonné la charge contre l’État-providence. Entre-temps, la grande majorité des élites bourgeoises du monde occidental ont repris à leur compte les politiques de mondialisation néolibérale et de financiarisation de l’économie.

S’il est vrai que la contre-offensive néolibérale a pu être favorisée par des mutations au niveau de l’économie et de la société, il n’est non moins évident que le passage en force antisocial a été facilité par le recul de la conscience de classe et du degré d’organisation syndicale et politique des travailleurs.

Un désert dans l’Est de l’Europe

En Europe de l’Est, après la restauration du capitalisme, la constitution des nations bourgeoises s’est développée sous des auspices beaucoup moins favorables. D’une part, les nouvelles bourgeoisies qui se sont approprié les grands moyens de production et d’échange étaient dès le début disposées à accepter une relation de subalternité à l’égard des principaux impérialismes européens et de celui des États-Unis.

D’autre part, le mouvement ouvrier, après avoir subi une défaite d’envergure historique, qui était en partie auto-infligée, a été incapable d’imposer un rapport de forces favorable au monde du travail. En outre, ces nouveaux pays capitalistes n’avaient pas connu l’expérience de luttes démocratiques couvrant une période d’au moins deux siècles.

De cette constellation défavorable a résulté un modèle capitaliste moins démocratique et moins social que celui prévalant en Europe de l’Ouest. Des répercussions négatives sur ce dernier modèle capitaliste sont inévitables, suite à la détérioration des rapports de forces au niveau du continent et, en particulier, de l’Union européenne.

Cette nouvelle coupure du continent s’est reflétée jusque dans les résultats des élections européennes de mai 2014. Dans maints pays de l’Union européenne, la gauche radicale a progressé ou, du moins, a réussi à maintenir ses positions. Cependant, l’Europe de l’Est, à l’exception de la République tchèque, s’est à nouveau révélé être une vraie terre désertique pour la gauche radicale, alors qu’elle n’a pas réussi à y faire élire le moindre député au Parlement européen.

Renaissance du fascisme et de l’antisémitisme

Et il semblerait que le pire soit à venir. Des classes bourgeoises corrompues, inféodées au capitalisme financier mondialisé et incapables de faire des concessions matérielles et sociales aux classes et couches subalternes, risquent de recourir aux pires idéologies nationalistes extrêmes, ou même fascistes, pour assurer leur domination sur la société. Quelles autres idées pourraient leur servir par ailleurs, afin de ne pas fonder exclusivement leur autorité sur la coercition, mais également sur la production culturelle de consensus?

L’Ukraine de Petro Porochenko ainsi que la Hongrie de Viktor Orbán, qui est pourtant membre à part entière de l’Union européenne, nous procurent un avant-goût de telles évolutions! En Ukraine, l’on procède à la réhabilitation de Stepan Bandera; en Hongrie, à celle de l’amiral Miklós Horthy. Des statues sont érigées en l’honneur de ces personnages historiques très douteux, qui étaient tous les deux alliés de l’Allemagne nazie avant de tomber en disgrâce.

Des partis politiques fortement représentés aux deux parlements nationaux – SVOBODA en Ukraine et JOBBIK en Hongrie – assument ouvertement la filiation politique avec Stepan Bandera et l’amiral Miklós Horthy, qui prônaient des idées pour le moins proches du fascisme et de l’antisémitisme. Les dangers qui guettent les pays récemment convertis au capitalisme ne pourraient pas mieux être illustrés!

La nation et les nouveaux phénomènes d’immigration

Même les nations modernes les plus avancées connaissent des évolutions constantes. Ainsi, les phénomènes d’immigration, qui se sont accélérés au cours des dernières décennies, ont-ils un grand impact sur les pays capitalistes hautement développés.

La notion même de nation doit être remise à plat. Il s’ensuit qu’un nouveau terrain d’affrontements idéologiques et culturels s’ouvre dans le processus constitutif des nations.

L’exemple du Luxembourg

Afin d’illustrer les nouveaux défis posés à l’État-nation par les phénomènes d’immigration, la situation au Luxembourg est emblématique. N’importe ailleurs dans le monde capitaliste hautement développé, l’immigration n’a un tel impact qu’au Luxembourg, où le taux de la population étrangère approche des 50 %.

Les principes du suffrage universel et de la démocratie représentative, acquis universalistes apportés par les révolutions bourgeoises et les évolutions ultérieures engendrées par elles, se trouvent désormais remis en question. Comme du temps du suffrage censitaire ou de celui ou le droit de vote était nié aux femmes, les assemblées élues et autres institutions représentent de moins en moins le peuple dans toute sa diversité sociale et politique.

Une redéfinition de la nation s’impose de façon d’autant plus urgente. Une approche politique doit se substituer à l’approche ethnique. Toute la population qui réside sur un territoire défini doit être considérée comme formant la base de l’État-nation moderne.

Évidemment, cette population doit avoir subjectivement conscience de constituer une communauté de destin. Le droit de vote accordé aux non-nationaux – comme mesure pour rétablir le suffrage universel – ne peut jamais constituer qu’un premier pas sur le chemin menant vers l’accès à la nationalité, qui évidemment ne doit pas être conçue comme nationalité unique et exclusive.

Pour encourager un tel cheminement, il incombe aux autorités publiques de développer une politique volontariste au niveau de la promotion d’une ou de langues communes, ainsi que de la diffusion de certaines valeurs à vocation universelle.

Ce n’est qu’au prix de se redéfinir de manière constante que la nation gardera à l’avenir sa force propulsive progressiste. L’action politique d’une gauche radicale pluraliste, qui sache réunir le drapeau du patriotisme humaniste et inclusif et celui de la solidarité internationaliste, en est une précondition.