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Jeter le néolibéralisme aux oubliettes de l’histoire ! (I)

La crise du coronavirus illustre parfaitement l’aberration de l’idéologie néolibérale, qui marque la politique économique et sociale depuis les années 1980. Cela vaut tout particulièrement pour le slogan « There is no such thing as society » de la « Dame de Fer » Margaret Thatcher et pour l’expression « Government is not the solution to our problem, government IS the problem » de la part du héros de Western Ronald Reagan devenu Président des États-Unis. Après la crise sanitaire, qui n’a pu être surmontée que collectivement et grâce à un État efficace, survient à présent le défi d’une grave récession économique. Sa maîtrise nécessite une intervention déterminée des pouvoirs publics pour soutenir la demande suivant les préceptes de John Maynard Keynes, discrédité par les néolibéraux. Plus encore, la survie de notre société exige la mise en oeuvre d’une réelle alternative à la vision prédatrice des Thatcher, Reagan & Cie[1], fixée sur le marché comme seule boussole et le profit individuel comme unique stimulus.

 

Nous dépendons toutes et tous les uns des autres

 

Nous sommes tous interdépendants : c’est là l’enseignement essentiel de la pandémie actuelle. Cette réalité constitue d’abord un bâton dans les roues de l’individualisme social à outrance. Elle demande ensuite et surtout à reconsidérer l’ensemble de la politique économique, puisqu’il s’agit de se préparer aux crises écologiques et sanitaires en perspective. La longueur des chaînes de valeur[2] des marchandises et la production à flux tendus ne constituent que deux points cibles parmi d’autres.

 

Cette crise sanitaire a enfin eu l’effet bénéfique de révéler l’importance stratégique des personnels soignants et de santé, mis sous pression à longueur d’année sous l’effet de calculs d’intérêt économique, et aussi de mettre en évidence l’utilité déterminante de professionnels déconsidérés et sous-payés comme les caissières des supermarchés, le personnel de nettoyage ou les transporteurs routiers. Face à ces personnes, qui ont tenu leur place aux pires moments de la pandémie, les détenteurs des grands patrimoines, les acteurs des marchés financiers et les grandes multinationales font bien piètre figure. Il faudra bientôt tenir compte de cette discordance et passer des belles paroles aux actes ! En d’autres termes, forcer les nantis à contribuer leur part dans la lutte contre la crise économique qui suivra, par la voie de prélèvements sur le patrimoine et les revenus des plus riches, d’une taxe sur les transactions financières ou encore d’une meilleure imposition réelle des grandes entreprises.

 

Un autre bienfait dans cette période de confinement a été l’émergence de multiples innovations en matière de solidarité. Ne citons là que l’approvisionnement des personnes âgées par leurs voisins ou encore les nombreuses marques de sympathie adressées aux personnels soignants, qui ont été les plus exposés au virus.

 

Alors que les différents pays de l’Union européenne ont fait bande à part lors de la crise sanitaire, on doit espérer qu’ils se ressaisissent maintenant pour combattre ensemble la crise économique. En effet, vu que la reprise de chaque pays européen dépend aussi de l’état de santé économique de ses voisins, on pourrait penser qu’une entraide dans l’intérêt de chacun serait de mise. Et qu’au moins le principe d’une dette commune serait acquis. Or il semble que les dirigeants de certain pays – l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande – n’ont toujours pas compris le message que la solidarité entre pays de l’Union sera payante, puisqu’ils continuent de refuser l’émission de titres de dette communs. Un argument lancé contre la création desdits « coronabonds » consiste à dire que les pays nantis du Nord de l’Europe devraient alors payer un taux d’intérêt plus élevé que s’ils émettaient leurs propres titres de dette. Matthias Weber a montré sur son blog [3] que « si [les coronabonds] sont bien conçus, leur émission ne coûtera rien aux pays du Nord ». Le taux d’intérêt d’une telle dette européenne ne serait pas la simple moyenne des taux d’intérêt de tous les pays participants mais résulterait comme tout autre produit financier d’un mécanisme d’offre et de demande. Alors, plus il y aura d’investisseurs intéressés par cette dette, moins elle sera chère à financer. Le nombre d’investisseurs intéressés dépend ainsi de la confiance qu’inspirent les titres en question et tous les pays de l’Union auraient donc intérêt à se présenter dans un même bateau au lieu de se chamailler.

 

Par ailleurs, dans la perspective d’un éventuel rachat des titres de dette par la Banque centrale européenne au cours des prochaines années, une dette commune offrirait un autre avantage.
La Banque centrale européenne pourrait en effet acheter jusqu’à 50 % de la dette émise par l’institution supranationale qui serait choisie pour émettre cette nouvelle dette européenne.[4] , alors qu’elle ne peut acquérir au maximum que le tiers des dettes nationales pour éviter d’être accusée de financer directement des États.

 

Du moins la Commission européenne a-t-elle compris deux choses : (1) que nombre de pays ne pourront s’endetter davantage et auront plutôt besoin de subventions et (2) que l’économie européenne risque de s’enfoncer de 8 à 10 % dans le négatif et qu’il faut la secourir d’un commun effort. Le plan de relance de la Commission de l’ordre de 1.500 millions d’euros au minimum, ce qui équivaut à 10% du PIB 2018 de l’UE, devra permettre à tous les pays (et particulièrement aux moins nantis) d’y puiser de manière indifférenciée. Encore faudra-t-il assurer son financement – et c’est là que les opinions divergent. Voilà que l’Allemagne, qui n’hésite pas à subventionner massivement son économie, s’oppose – via Madame Merkel – à la proposition de la Commission européenne à lancer un emprunt et met aussi en question –via le « Bundesverfassungsgericht » – le programme de rachat de dettes publiques par la BCE comme sortant du cadre des traités européens. Le moins qu’on puisse dire c’est que l’Union européenne risque cette-fois-ci de manquer le coche pour de bon.

 

Le retour en force de l’État est indispensable pour limiter la casse pendant la récession

 

C’est bien l’action déterminée des pouvoirs publics qui a permis de maîtriser la crise sanitaire. Pour y arriver, il fallait d’abord surmonter les défaillances du système néolibéral face aux risques, comme l’équipement insuffisant des hôpitaux et le manque de matériel sanitaire, dont les masques de protection.

 

Le confinement a servi à aplatir la courbe des nouveaux cas d’infection et à éviter ainsi la surcharge du système de santé. Dans une logique comparable, l’État doit à présent intervenir pour aplatir la courbe de la récession économique, en d’autres termes s’opposer au plongeon du PIB.

 

Il faut mettre en évidence que l’économie se trouve bien face à une crise de la demande. Le confinement a fait chuter la demande de consommation des ménages[5] et avec elle, la demande d’investissement des entreprises. Dans une telle situation l’État doit se substituer à la demande privée défaillante et soutenir la liquidité des entreprises, évitant ainsi les faillites et par conséquent le chômage de masse. Déjouant de cette manière la rationalité de chaque individu (et de chaque entreprise) à se recroqueviller – ce qui mènerait forcément au collapsus collectif – l’État applique les mesures de la politique keynésienne et tend à surmonter la récession.

 

Tous les plans d’action d’urgence des pays de l’Union européenne vont dans ce sens : recours au chômage partiel pour alimenter la demande de consommation des ménages et maintien de la liquidité des entreprises par des reports de dettes et des garanties bancaires pour éviter des faillites et des licenciements à grande échelle.

 

A l’examen du tableau suivant, qui montre le poids de l’intervention d’urgence par rapport au PIB, on perçoit de fortes variations, aussi bien suivant le type d’instrument utilisé que suivant l’envergure d’ensemble. L’Allemagne est championne, tandis que l’Espagne, pays bien plus sévèrement frappé par l’épidémie, ou encore la Grèce, à bout du rouleau après des années d’austérité imposée par la Troïka, peuvent tout au plus tenter de limiter la casse – ce qui plaide une nouvelle fois en faveur d’un plan d’aide européen.

 

Plans nationaux d’urgence en % du PIB (Source : Institut Bruegel)

 

Pays Aides versées directement aux ménages et aux entreprises (non remboursables Reports d’échéances fiscales et de cotisations sociales Garanties pour éviter des défauts de paiement Poids total p.r. au PIB
Allemagne 6,9% 14,6% 38,6% 60,1%
Belgique 0,7% 3,0% 10,9% 14,6%
Danemark 2,1% 7,2% 2,9% 12,2%
Espagne 1,1% 1,5% 9,1% 11,7%
France 2,4% 9,4% 14,0% 25,8%
Grande-Bretagne 4,5% 1,4% 14,9% 20,8%
Grèce 1,1% 2,0% 0,5% 3,6%
Italie 0,9% 13,2% 29,8% 43,9%
Pays-Bas 1,6% 3,2% 0,6% 5,4%
Etats-Unis 9,1% 2,6% 2,6% 14,3%
Luxembourg (*) 3,8% 7,7% 6,1% 17,5%

(*) Données du ministère des Finances luxembourgeois en date du 5 mai 2020

 

A noter qu’il n’y a rien de révolutionnaire dans ces plans d’urgence, puisqu’ils se situent pleinement dans le cadre d’une préservation du fonctionnement de l’économie capitaliste. N’empêche qu’ils vont fondamentalement à contre-courant de l’idéologie néolibérale. Ils tendent en effet à ne pas faire jouer les automatismes du marché, mais à protéger des millions de salariés et d’indépendants du chômage et à éviter la faillite de milliers d’entreprises, ce qui conduirait à une destruction du tissu économique et à des pertes de compétences.
Il ne faut pourtant pas négliger le fait qu’à l’exception des États-Unis, la plus grande partie de ces plans consistent en reports d’échéances et en garanties pour prêts et que le moment venu, les entreprises devront être capables d’honorer leurs dettes. Cela pourrait se traduire dans quelques mois par une vague de faillites, surtout de PME et d’entreprises individuelles. Un allongement des échéances et l’allocation d’aides conséquentes s’imposerait alors afin d’éviter le chômage de masse dans une deuxième phase. L’ampleur future des plans d’action dépendra de la durée et de la profondeur de la récession, que le STATEC chiffre avec  -6 à -12,4% du PIB au Luxembourg suivant la durée du confinement. La reprise future sera conditionnée en premier lieu par la survenance ou l’évitement d’une deuxième vague d’infections et ensuite par l’ampleur de la demande de consommation des ménages et de la demande d’investissement des entreprises.
Or c’est précisément au niveau des investissements que l’État et l’Union européenne devront intervenir afin de les orienter vers le développement durable.

 

Guy Foetz 10/05/2020

 

[1] … et bien entendu de leurs maîtres-penseurs Friedrich von Hayek, Milton Friedman et autres.

[2] Avant d’arriver dans votre armoire, votre jean a pu parcourir jusqu’à 65 000 km, soit une fois et demi le tour de la Terre. » (www.mtaterre.fr/dossiers/le-jean-la-planete-et-vous/la-vie-dun-jean).

[3] https://blogs.lse.ac.uk/businessreview/2020/04/16/eurobonds-or-coronabonds-would-not-be-costly-for-northern-euro-area-countries/.

[4]  Aude Martin : Les coronabonds ou la difficulté de se trouver un intérêt commun en Europe , Alternatives économiques,  29/04/2020.

[5] Les chiffres fournis fin avril par la Banque centrale du Luxembourg sur l’évolution de la somme des bilans des établissements de créditmontrent une forte hausse des dépôts du secteur non bancaire résident de 19.065 millions d’euros, soit 7,3 % entre février 2020 et mars 2020. Cette hausse est beaucop plus importante que la hausse mensuelle moyenne de 1,1%  sur les 12 mois  précédents. Cela montre qu’en raison du confinement, les ménages n’ont pas pu consommer une grande partie de leurs revenus.