Coronavirus et état d’exception

Le gouvernement luxembourgeois a affronté la crise provoquée par la pandémie du Covid-19 en recourant à une forme particulière d’état d’exception. L’état de crise a été décrété en vertu de l’article 32.4 de la Constitution pour une durée maximale de trois mois. Ainsi, il était possible de prendre des mesures rapides via des règlements grand-ducaux et de déroger à des lois existantes.

Coronavirus et état d’exception

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Le gouvernement luxembourgeois a affronté la crise provoquée par la pandémie du Covid-19 en recourant à une forme particulière d’état d’exception. L’état de crise a été décrété en vertu de l’article 32.4 de la Constitution pour une durée maximale de trois mois. Ainsi, il était possible de prendre des mesures rapides via des règlements grand-ducaux et de déroger à des lois existantes.

 

Certaines libertés fondamentales ont été suspendues provisoirement. Des restrictions ont été apportées à la liberté de circulation, à la liberté de rassemblement ou encore à certaines libertés économiques.

 

Beaucoup de mesures prises par le gouvernement pour répondre à l’urgence sanitaire ont été efficaces et le nombre de malades du Covid-19 est resté gérable. Prendre argument sur ce fait pour remettre en cause les mesures prises serait malhonnête !

 

D’aucuns ont critiqué le choix de déi Lénk de voter à la Chambre des Députés pour la prolongation de l’état de crise [1]. Même si un accompagnement critique de déi Lénk par des intellectuel.le.s progressistes peut s’avérer bénéfique, il appartient cependant au parti de décider de manière collective et au cas par cas sur les suites à réserver aux différentes critiques formulées !

 

Une formation politique comme déi Lénk ne peut pas définir sa politique à partir de susceptibilités personnelles, aussi légitimes puissent-elles paraître d’un point de vue subjectif. Tout au contraire, un authentique parti de gauche doit toujours se laisser guider par l’intérêt général des classes et couches subalternes de la société. Que le coronavirus constitue une menace surtout pour ces dernières, nous le constatons en jetant un regard sur l’évolution de la pandémie au niveau planétaire.

Un virus néolibéral et de classe

 

Le coronavirus a un caractère néolibéral et de classe. Qui plus est, ce virus est raciste.

 

Il existe indubitablement une corrélation entre des pandémies comme celle du coronavirus et la mondialisation néolibérale. La destruction des milieux naturels par l’extractivisme forcené et la déforestation massive engendre une promiscuité de plus en plus grande entre la faune sauvage et les humains, qui est propice à la transmission de virus des animaux à l’homme.

 

Si les riches et les nantis à travers le monde peuvent se payer une médecine de première classe et sont relativement à l’abri des conséquences les plus graves de la pandémie, il en va tout autrement pour les classes et couches sociales moins privilégiées.

 

Pour ces dernières les chances de traverser la pandémie sans conséquences majeures ont été diminuées par la mondialisation néolibérale, les traités de libre-échange multipliés et des services publics de santé laissés en ruines après des décennies de politiques austéritaires imposées à maints pays, y compris des pays se situant au cœur du monde capitaliste développé.

 

Le caractère discriminatoire de la pandémie se révèle également dans le nombre de victimes disproportionnellement élevées au sein des populations non blanches, par exemple aux États-Unis et au Royaume-Uni.

 

Face à ces réalités concrètes, il était du devoir d’un parti de gauche de soutenir toutes les mesures permettant aux couches les plus fragilisées de la population de traverser la crise avec le moins de dommages possibles. Toute autre attitude aurait été impardonnable, n’en déplaise à certains intellectuel.le.s qui ne prennent en considération que des principes démocratiques abstraits détachés de tout contexte sociétal !

De la démocratie illibérale à la dictature ouverte

 

Le fait que des gouvernements ont effectivement abusé de la crise engendrée par la pandémie du Covid-19 pour restreindre les libertés publiques et s’attaquer à des acquis sociaux ne peut certainement pas être imputé à déi Lénk, qui mène, au Parlement et dans la rue, un combat permanent pour s’opposer à de telles tendances. Objectivement, il faut cependant constater qu’au Luxembourg de tels abus sont restés marginaux, même si on doit dénoncer de la manière la plus ferme la démarche du gouvernement luxembourgeois consistant à faire ratifier par la Chambre des Députés le traité de libre-échange conclu entre l’Union européenne et le Canada, le CETA, à un moment où l’opinion publique ne pouvait pas s’exprimer normalement.

 

Dans d’autres pays de l’Union européenne, des évolutions autrement plus graves ont eu lieu. Notamment en Hongrie, où le Premier ministre hongrois Viktor Orbán peut désormais légiférer par ordonnances dans le cadre d’un état d’urgence prolongeable indéfiniment sans que le Parlement ait son mot à dire. En outre, la Hongrie s’est dotée de nouvelles dispositions législatives concernant la presse, qu’on ne peut qualifier que de liberticides.

 

À l’Est de l’Union européenne, la Hongrie n’est pas un cas unique. Dans d’autres pays le passage progressif d’une démocratie illibérale vers une dictature ouverte a été accéléré sous prétexte de lutte contre le coronavirus.

L’état d’exception comme forme de gouvernance

 

Cela nous rappelle que dans une société de classes, l’état d’exception est une forme de gouvernance somme toute pas si exceptionnelle. Depuis que le capitalisme s’est imposé à grande échelle, les élites bourgeoises ont imposé leur domination sur la société par le biais d’une multitude de formes de gouvernance allant de la démocratie libérale au fascisme totalitaire. En temps normaux, la classe bourgeoise exerce sa domination par l’hégémonie, c’est-à-dire par l’imposition de ses idées, valeurs et normes à la société entière. Toutefois, si l’hégémonie ne fonctionne plus, elle a recours à un plan B, à savoir la coercition. Les formes de gouvernance qui en résultent peuvent être diverses, mais elles ont comme constante la restriction des libertés publiques.

Le mouvement de l’Histoire étant dialectique, des situations peuvent exister où d’indéniables progrès civilisationnels résultent de restrictions apportées aux libertés publiques. Le 1er janvier 1863, le président Abraham Lincoln avait proclamé l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Cependant ce n’est qu’au prix d’une guerre fratricide contre les États confédérés du Sud et d’une dictature militaire très dure y imposée à l’issue de la guerre de Sécession américaine en 1865 que l’abolition de l’esclavage a pu être étendue sur l’ensemble du territoire des États-Unis. Qui plus est, avec le rétablissement progressif de la démocratie formelle dans les États du Sud, les discriminations multiples imposées aux Afro-Américain.e.s ont repris de plus belle et perdurent jusqu’à nos jours.

 

Toutes proportions gardées, même le Luxembourg connaît actuellement une situation où une bonne moitié de la population en possession de tous les droits politiques refuse les mêmes droits à l’autre moitié par le biais de moyens démocratiques. Rappelons-nous le résultat du référendum constitutionnel du 7 juin 2015 !

 

Ces exemples viennent nous rappeler que des principes démocratiques abstraits ne peuvent pas exister en dehors de leur contexte historique et sociétal ! Ce qui ne contredit en rien la constatation que dans un pays capitaliste hautement développé, comme le Luxembourg en est un, les luttes pour une profonde transformation sociale et écologique de la société devront aller de pair avec une extension des libertés publiques et de la démocratie, appelée à devenir de plus en plus participative.

 

Espérons que beaucoup de femmes et d’hommes progressistes, au-delà de divergences ponctuelles, se rencontreront dans les combats émancipateurs à venir !

 

 

Jean-Laurent Redondo 23/05/2020