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En France, les lendemains du 23 avril

Les derniers jours avant le premier tour des élections présidentielles ont bien été le reflet d’une campagne marquée par des tournants brusques et des événements inattendus.

En fin de compte, les deux premiers, Macron et Le Pen, qui se confronteront au deuxième tour, étaient ceux prédits par les sondages. Mais jusqu’au soir du 23 avril le résultat était ouvert. Quatre candidats se battaient dans un mouchoir de poche. En attendant le verdict des urnes le 7 mai, essayons de tirer quelques leçons de cette campagne inédite.

D’abord, comme prévu, pour la première fois de l’histoire de la Ve République, il n’y aura pas de représentant au second tour du centre-gauche social-démocrate, ni de la droite traditionnelle. Le candidat du PS, Benoît Hamon, avec 6,13%, a enregistré le pire résultat de son courant depuis 1969. Le PS est maintenant traversé par des projets différents et contradictoires: soit une refondation du parti d’Epinay, comme le souhaite Hamon entre autres; soit la création d’un parti démocrate à l’italienne, comme le prône ouvertement Manuel Valls, avec le soutien discret de François Hollande. C’est ce parti, en crise et profondément divisé, qui a été impacté par la campagne d’Emmanuel Macron et le serait davantage par sa victoire le 7 mai. Malheureusement pour Valls, si un parti démocrate voit le jour, son chef ne sera pas lui mais Macron.

La crise des partis traditionnels

La crise de la droite est moins flagrante, mais néanmoins réelle. Avec la victoire de Fillon dans les primaires Les Républicains ont viré à droite, vers un thatchérisme à la française sur le plan économique et un conservatisme catholique sur le plan sociétal. La présence dans le parti et dans la campagne de Fillon du courant d’ extrême droite Sens Commun, dont les effectifs sont estimés par Le Monde Diplomatique à 9,000 membres, et qui est issu du mouvement de la Manif pour tous, qui a mobilisé contre le mariage pour tous, pose problème pour l’aile du parti représenté par Alain Juppé. Des fissures, qui ont été colmatées pendant la campagne présidentielle, vont émerger de nouveau. Déjà il a été annoncé que la campagne législative ne sera pas dirigée par Fillon. Pourtant ce dernier, malgré les scandales qui ont entouré sa campagne, a failli être au deuxième tour. Il n’est probablement pas prêt à prendre sa retraite.

Le score de Marine Le Pen est le plus élevé du Front national à l’élection présidentielle et elle arrive au deuxième tour. Ce n’est pourtant pas un triomphe. Son score final a été de 20,72%. Quand on sait que le FN a fait 25% aux municipales de 2014 et 27% aux régionales de 2015, et qu’elle a commencé la campagne avec 25% dans les sondages en montant jusqu’à 27 %, c’est décevant. Elle a fini la campagne, devancée par Macron et talonnée par Fillon et Mélenchon.

Macron arrive en tête avec 24,5%. Les titres de deux encarts dans le Quotidien du 24 avril résument bien de qui il est le candidat et par qui il a été soutenu: «Les marchés euphoriques» et «Le candidat des investisseurs». Il est peut-être un peu tôt pour l’euphorie, mais Macron est bien le candidat des investisseurs. Et des banquiers. Et de l’Europe de la finance et des multinationales. Et de la mondialisation financière. Il a été soutenu pendant la campagne par la plus grande partie des média en France, mais aussi en Europe. Sa campagne a été soutenue et sa victoire saluée par Juncker, Merkel, Schulz, Renzi, George Osborne et le ban et l’arrière-ban de l’Europe libérale. Fillon aurait été acceptable pour tout ce beau monde, mais il était un peu critique de l’Union européenne, un peu trop mou sur la Russie. Macron est parfait: sur l’Europe, sur la mondialisation, sur les «réformes» qu’il faut imposer en France. Son programme était moins extrême que celui de Fillon? La réalité pourrait être différente. L’année dernière, en plein mouvement de masse contre la loi Khomri qui démantelait partiellement le Code du travail, il donne une interview aux Échos (23 mai, 2016), «Il faut aller plus loin que la loi Khomri»; dit-il. Et il le fera s’il a la possibilité.

La campagne de Mélenchon

Dans ce panorama désolant le résultat de Jean-Luc Mélenchon brille. Sa progression dans les sondages a été interrompue par l’entrée en campagne de Benoît Hamon. Mais il a battu Hamon politiquement et recommencé à monter pour finir à deux doigts du deuxième tour, avec 19,24%. Mélenchon arrive le premier dans trois départements de la métropole (Seine-Saint-Denis, Dordogne, Ariège), et trois d’outre-mer (Martinique, Guyane, Saint-Pierre et Miquelon). Il cartonne dans de nombreuses villes d’une banlieue parisienne qui est moins rouge qu’avant, mais néanmoins bien plus qu’on ne le dit souvent.

Il arrive aussi en tête dans quatre des dix villes les plus grandes de France (Marseille, Montpellier, Lille, Toulouse). Il est le premier parmi les 18-24 ans (29%) et parmi les moins de 35 ans (26%). Dans l’électorat populaire, il le dispute à Marine Le Pen. Chez les ouvriers, la candidate du FN fait 34% et Mélenchon 24%; parmi les chômeurs les chiffres sont 30% et 27,5% chez les employés, Le Pen fait 30,1% et Mélenchon 23,1%. Il gagne aussi les suffrages de 37% des électeurs musulmans, plus que les autres candidats.
Les chiffres cités ci-dessus sont tirés d’une enquête de l’IFOP, dont le directeur adjoint, Frédéric Dabi, résume le vote de Mélenchon ainsi: «C’est un vote de classe». L’historien Roger Martelli (1), ancien cadre du PCF qui milite aujourd’hui à Ensemble, développe davantage l’analyse. «Dans l’ensemble, le vote Jean-Luc Mélenchon s’insère dans l’espace électoral, communal et départemental, qui fut celui du communisme français, à quoi s’ajoute une implantation (notamment dans le Sud-Ouest) plus proche de celui de la gauche socialiste traditionnelle».

Ce que le score de Mélenchon démontre, entre autres, est qu’il n’y a rien de fatal dans la progression du Front national dans les couches populaires et la jeunesse. La montée de l’extrême droite se nourrit, en France comme ailleurs, de l‘austérité, des inégalités, du chômage, des attaques contre l’État social. Tout cela est renforcé par le rôle des partis traditionnels et surtout par les renoncements de la social-démocratie. Mais la montée de l’extrême droite progresse aussi par l’inexistence, les faiblesses ou les erreurs de la gauche radicale. Quand celle-ci se dote d’un programme qui apporte des réponses et une stratégie politique, on peut enrayer la montée de l’extrême droite. Sinon, qui d’autre, dans le monde du centre, versions gauche et droite, pourra le faire?

Que faire au deuxième tour?

Nous sommes maintenant confrontés à un deuxième tour Macron-Le Pen. Comme Chirac-Le Pen en 2002? Oui et non. Les choix se ressemblent, le contexte est assez différent. En 2002 les deux semaines entre les deux tours ont été ponctuées par d’énormes manifestations contre le Front national, culminant avec 1,3 millions de personnes dans la rue le 1er mai, dont 400,000 à Paris. Cette fois-ci, la seule chose prévue semble être une manifestation le 1er mai. Il est peu probable qu’elle ressemble à celle de 2002. A gauche, et notamment dans l’électorat de Mélenchon, mais aussi parmi les militants qui ont fait sa campagne, on s’interroge. Depuis 2002, nous avons eu trois quinquennats, ceux de Chirac, Sarkozy et Hollande. Au bout du compte, nous sommes toujours à presque 10% de chômeurs, 25% parmi les moins de 25 ans, une montée d’inégalités, de la précarité, nous avons toujours des banlieues miséreuses et les cités laissées pour compte. Les forces politiques qui ont occupé le pouvoir depuis 15 ans n’ont rien apporté aux couches populaires, aux salariés, aux jeunes. Et Macron est largement perçu par eux pour ce qu’il est. Néanmoins, au moins la moitié des électeurs de Mélenchon va probablement voter Macron pour bloquer Le Pen. Une petite minorité risque de voter le Pen, beaucoup peuvent s’abstenir. Mélenchon a eu raison de ne pas ajouter sa voix au chœur des «défenseurs de la démocratie». Il a raison de consulter la base de la France insoumise, d’avoir le débat. Le Parti de gauche va donner sa position au cours d’un Conseil national samedi. La consultation de la France insoumise se terminera mardi prochain. Le choix est entre le vote Macron, l’abstention/vote blanc ou aucune consigne. On verra le résultat.

Si on peut comprendre ceux qui  rechignent à voter Macron, on peut penser qu’ils ont tort. Il faut empêcher Le Pen de passer. Pas parce qu’elle est ‘populiste’, protectionniste ou à cause de ses positions sur l’Europe. Mais tout simplement parce que les pouvoirs de la présidence française sont considérables (plus que ceux de Trump aux États-Unis), surtout en état d’urgence. Une présidence Le Pen représenterait une menace considérable pour les libertés politiques et les droits sociaux, sans parler des populations visées par son discours raciste et xénophobe. Il ne faut pas prendre le risque. Cela n’implique évidemment aucune confiance en Macron, qu’il faut combattre dès maintenant. De plus, si le vote pour Macron peut bloquer Le Pen le 7 mai, une présidence Macron continuerait à alimenter le Front national. Comme le dit Serge Halimi (Le Monde Diplomatique d’avril), «le projet d’Emmanuel Macron, c’est le marchepied du Front national»). Il faut faire échec à Macron et construire une puissante alternative de gauche.

Une victoire de Le Pen reste improbable, mais pas impossible. Elle a commencé sa campagne du deuxième tour par une visite à l’usine Whirlpool d’Amiens, menacée de fermeture, où elle a laissé Macron discuter en ville avec les responsables syndicaux pour aller, elle, directement sur le site. Titre du Financial Times ce matin: «Des ouvriers en colère conspuent Macron, saluent Le Pen». Elle risque de mener une campagne centrée sur le social, la défense des salariés français, dénonçant l’UE et la mondialisation. Il ne faut pas en sous-estimer le potentiel. Elle s’adresse déjà directement aux électeurs de Mélenchon. Elle a même intérêt à mettre un bémol sur l’immigration: les racistes, elle les a déjà dans sa poche. Si Macron gagne quand même, ce sera en grande partie par défaut, par vote contre Le Pen plutôt que pour lui.

Après le deuxième tour s’ouvrira la campagne des législatives. Que ce soit Macron ou Le Pen qui gagne, l’important sera de se mettre en mode de combat tout de suite. Ce sera important que, dans la foulée de la campagne de Mélenchon, il y ait une forte présence de la gauche radicale à l’Assemblée nationale.