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Alexandra Kollontai – révolutionnaire et féministe

En Russie, le 8 mars 1917, Journée internationale des femmes (23 février 1917 selon le calendrier grégorien), des ouvrières du textile déclenchent la révolution russe. Après un hiver de misère insupportable, ouvrières et ménagères défilent dans les rues de Petrograd pour réclamer du pain, le retour de leurs maris partis au front, la paix et… la république. Cela malgré des consignes du parti bolchévique de ne pas manifester. Un grand nombre d’ouvriers des usines se joignent à la grève et participent à leur cortège. Ce fut « le premier jour de la Révolution » comme le reconnaît Trotski dans son Histoire de la révolution russe. Du textile, la grève s’étend rapidement à tout le prolétariat de Petrograd. Les manifestantEs scandent « du pain », suivi de « paix immédiate », puis « à bas le tsar ». La grève de masse se transforme en insurrection, lorsque la garnison rejoint les insurgés, les soldats se rangent du côté des manifestants et en cinq jours le régime autocratique est balayé.

Les femmes ont donc joué un rôle important dans la chute du régime tsariste et ont également été protagonistes dans les premières années de l’élan révolutionnaire où tout semblait possible. Aujourd’hui, si on parle de révolution russe on y associe surtout des hommes, comme Lénine, Trotski, Kamenev, Kerenski et j’en passe. Rarement, ou entre parenthèses, on mentionne Krupskaja, Inessa Armand et Alexandra Kollontai. Ce fut la dernière qui avait les idées les plus avancées sur la libération des femmes, notamment en ce qui concerne la libération sexuelle.

Kollontai et la révolution de 1905

Alexandra Domontowitsch est née à Saint Petersbourg en 1872, fille d’un général russe, elle était mariée à Vladimir Kollontai, dont elle porta le nom, mais s’éloignait de lui comme elle s’intéressait de plus en plus aux idées révolutionnaires. Elle étudiait la psychologie de l’enfance et les théories d’éducation (Froebel). Une expérience clef pour elle fut la grève de 1896 des ouvrières du textile. Elle partit étudier l’économie politique à Zurich et écrivait une « Histoire du mouvement des femmes ouvrières »[1] où elle décrivit le militantisme des femmes de St. Pétersbourg dans les années 1890. Dans un texte de 1920 « Pour une histoire du mouvement ouvrier féminin de Russie »[2] elle reprend ses idées de l’époque :

« Il convient de noter que les vagues spontanées de grèves qui, dans les années 1870 et au début des années 1880, poussèrent le prolétariat russe à l’action, touchèrent en particulier l’industrie textile, où une force de travail féminin à bon marché était invariablement employée …/… Il n’en était pas moins extraordinaire que la jeune travailleuse, politiquement naïve et ployant désespérément sous le poids de rudes, d’insupportables conditions de travail, méprisée par tous (même par la moitié féminine de la petite-bourgeoisie urbaine dont elle différait par sa ferme fidélité aux vieilles traditions paysannes) soit à l’avant-garde, combattant pour les droits de la classe ouvrière et pour l’émancipation des femmes ».

En 1905, après le dimanche rouge, où des centaines d’ouvriers et d’ouvrières manifestant paisiblement furent massacrés par les forces tsaristes, l’exclusion des femmes des élections des députés ouvriers de la commission Chidlovsky, instaurée par le tsar pour examiner les raisons de ce massacre (sic !), fut la source d’un profond mécontentement entre elles.

« Les députées ouvrières ne sont pas autorisées à siéger à la commission dont vous avez la présidence. Cette décision est injuste. Dans les usines et fabriques de Saint-Pétersbourg, il y a plus de femmes que d’hommes. Le nombre de femmes employées dans les usines textiles augmente chaque année. Les hommes se dirigent vers les usines offrant de meilleurs salaires. La charge de travail des femmes est plus lourde. Les employeurs profitent de notre impuissance et de notre absence de droits. Nous sommes plus mal traitées que les hommes et payées moins qu’eux. Quand cette commission a été annoncée, nos cœurs se sont remplis d’espoirs ; enfin, avons-nous pensé, le moment approche où l’ouvrière de Saint-Pétersbourg pourra s’adresser à la Russie entière et, au nom de toutes ses sœurs ouvrières, révéler l’oppression, les insultes et les humiliations dont nous souffrons et auxquelles les ouvriers hommes ne connaissent rien. Et alors que nous avions déjà choisi nos représentantes, nous avons été informées que seuls des hommes pouvaient être élus députés »

Le droit de vote et les féministes « bourgeoises »

La question du droit de vote pour les femmes demeurait un sujet d’actualité, en Europe comme en Russie, où des organisations de « femmes bourgeoises » collectaient des signatures y compris dans les milieux ouvriers où la pétition fut massivement signée.

Kollontai explique cela par le fait que « les ouvrières commençaient à prendre conscience de leur statut politique inférieur en tant que femme, mais étaient encore incapables de mettre cela en relation avec la lutte générale de leur classe. Elles avaient encore à trouver le chemin qui mènerait à la libération des femmes prolétaires. Elles s’accrochaient encore aux jupons des féministes bourgeoises. Les féministes usaient de tous les moyens possibles pour établir des contacts avec les ouvrières et les gagner à leur cause. Elles essayèrent de recueillir leur soutien et de les organiser au sein d’unions prétendument situées « au-delà des classes », mais qui étaient en fait bourgeoises de part en part. Cependant, un sain instinct de classe et une profonde méfiance à l’égard des « dames » préservèrent les ouvrières du féminisme et empêcha toute relation durable et solide avec les féministes bourgeoises. »

Même si, à l’époque, il est vrai qu’un gouffre séparait les intérêts des femmes de la bourgeoisie de ceux des ouvrières, il n’en reste pas moins qu’il y avait des revendications qui les unissaient, ce que Kollontai n’admettait pas, elle défendait la suprématie absolue des intérêts de classe et se moquait du « féminisme » bourgeois. L’aspiration à l’« action indépendante » formulée par les féministes bourgeoises était selon elle secondaire. Leurs préoccupations étaient étroites et elles formulaient « des « revendications féminines » exclusivement. Les féministes ne pouvaient pas comprendre la dimension de classe du mouvement embryonnaire des ouvrières. » Elle ne voyait pas que la naissance d’un mouvement féministe même dans les classes bourgeoises était elle-même le fruit d’une époque révolutionnaire, et que les revendications féministes allaient aussi à l’encontre du régime autocratique tsariste. Par ailleurs, elle se souciait que même des sociales-démocrates, des menchéviks et… quelques bolchéviques sympathisaient avec les nouvelles organisations féministes créées après 1906. « À cette époque, la position à présent acceptée par tous – que, dans une société fondée sur les contradictions de classes, il n’y a pas de place pour un mouvement des femmes embrassant sans distinction toutes les femmes – devait être conquise de haute lutte. Le monde des femmes est divisé, comme celui des hommes, en deux camps : l’un est, en termes d’idées, d’objectifs et d’intérêts, proche de la bourgeoisie, l’autre du prolétariat, dont les aspirations à la liberté renferment l’entière solution de la question féminine. Ainsi, les deux groupes, bien qu’ils partagent le slogan général de la « libération des femmes », ont des objectifs différents, des intérêts différents et des méthodes de lutte différentes. »

Entretemps, les revendications sur les droits civiques faisaient tâche d’huile chez les ouvrières qui se les appropriaient tout naturellement.

Lettre à la première Douma en 1906 : « En ce grand moment de lutte pour les droits, nous, les paysannes du village de Nagatkino, saluons les représentants élus qui expriment leurs suspicions à l’égard du gouvernement en réclamant la démission du ministère. Nous espérons que les représentants soutiendront les membres du peuple, leur donneront des terres et la liberté et ouvriront les portes des prisons pour libérer ceux qui combattent pour la liberté et le bonheur du peuple. Nous espérons que les représentants obtiendront les droits civiques et politiques pour eux-mêmes et pour nous, les femmes russes, qui sommes traitées avec injustice et privées de droits, y compris au sein de nos familles. Souvenez-vous qu’une esclave ne peut être la mère d’un citoyen libre. » (Soixante-quinze femmes de Nagatkino.)

Kollontai est d’avis que « les femmes du prolétariat …/… ne considèrent certainement pas les hommes comme des ennemis ou des oppresseurs. Pour elles, les hommes de la classe ouvrière sont des camarades qui partagent la même triste existence ; ce sont de fidèles combattants dans la lutte pour un avenir meilleur. Les mêmes conditions sociales accablent les femmes et leurs camarades masculins, les mêmes chaînes du capitalisme pèsent sur eux et assombrissent leur vie. Il est vrai que certaines spécificités de la situation présente engendrent un double fardeau pour la femme, et les conditions d’emploi de la main-d’œuvre font que, parfois, la femme est perçue comme l’ennemi plutôt que comme l’ami des hommes. La classe ouvrière comprend néanmoins cette situation. »[3]

A cause de la répression farouche contre les révolutionnaires, Kollontai dut quitter la Russie durant les années 1907-1917. Elle visita l’Allemagne, y participa au Congrès international de l’Internationale socialiste, précédée d’une conférence des femmes socialistes, où justement la question du droit de vote fut vivement débattue. En Autriche, où le droit de vote pour les ouvriers masculins n’était pas encore acquis, les hommes socialistes argumentaient de revendiquer d’abord le droit de vote pour les hommes et puis celui pour les femmes. Clara Zetkin, Kollontai et les autres femmes présentes étaient strictement contre cette attitude. Le militarisme et la guerre étaient les autres sujets principaux de ce congrès. Les divergences en cette manière mèneront plus tard à la destruction de la Deuxième Internationale. [4]

Ces discussions influençaient aussi l’effondrement du mouvement de femmes pour le droit de vote où les courants pour ou contre la guerre, le nationalisme et le militarisme ne rendaient plus une action unitaire possible (p.ex. le mouvement des suffragettes en GB). La vision de Kollontai sur les intérêts divergents de classe dans le mouvement des femmes avait donc une part de vérité. Mais elle ignorait aussi les différents courants des suffragettes, comme le groupe de Sylvia Pankhurst qui ne se limitait pas à la revendication du droit de vote, mais exigeait le salaire égal, luttait contre l’arrestation de femmes comme prostituées, parce qu’elles se promenaient seules, gérait une crèche et une fabrique de jouets.

Pendant ses années d’exile elle séjournait également aux Etats Unis, en Angleterre et devenait l’amie de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, les deux révolutionnaires allemands, qui plus tard se prononçaient contre la guerre, en opposition avec la majorité des socialistEs allemandEs.

La révolution

En 1917, Kollontai rentre en Russie après la révolution de février. En avril, elle soutenait les thèses de Lénine sur la prise de pouvoir immédiate par les soviets, la conquête de la majorité pour les bolchéviques dans les soviets et la fin de la guerre etc… Elle devenait la première femme membre du Comité central et après la révolution, Ministre des Affaires sociales et plus tard responsable pour l’éducation. Ses idées pour la libération des femmes en Russie et surtout pendant les premières années révolutionnaires sont indéniables. Dès la prise de pouvoir, les bolchéviques ont introduit des changements majeurs pour la condition des femmes, au travail et dans la vie quotidienne. Assurance-maladie gratuite, création d’un Département pour la protection de la maternité et de l’enfance. En six mois, la dominance de l’Eglise sur le contrôle des mariages fut balayée par l’introduction du divorce par consentement mutuel, et l’égalité des femmes devant la loi dans tous ses domaines fut établie. Un véritable exploit dans un pays rétrograde soumis à une répression féroce tel qu’était la Russie de l’époque avant la révolution. Des équipements collectifs étaient créés pour permettre aux femmes de se libérer des tâches domestiques ingrates en vue d’une socialisation du travail domestique. Mais les femmes de la campagne opposaient parfois une grande résistance aux tentatives d’en haut pour abolir les divisions sexuelles du travail. Dans les villes, les ouvrières étaient plus enclines à envisager un changement dans les relations familiales et à accepter des cantines et des crèches, étant donné que par les conditions de travail difficiles la famille de toute façon se désagrégeait, mais sans qu’une alternative valable de la vie en commun ne se pointe à l’horizon.

La guerre civile faisait rage, beaucoup de révolutionnaires de la première heure avaient disparu, la Russie était isolée, la famine et la pauvreté s’installaient. Kollontai, dans un élan d’enthousiasme sous-estimait la persévérance des attitudes et de la culture anciennes, à l’extérieur comme à l’intérieur du parti. A cause des changements majeurs dans les premières années de la révolution, elle imaginait déjà la disparition de la famille et du travail domestique. Mais la famille redevint le seul havre de paix et de sécurité après les épreuves terribles vécues par la population.

Ses idées sur le marxisme et la libération sexuelle allaient à l’encontre de la morale réactionnaire de beaucoup de ses camarades du parti, à plus forte raison lorsqu’elle faisait partie de l’opposition. En outre, à une époque où une contraception sûre n’était pas accessible, les conséquences de l’amour libre ne pouvaient mener qu’à des situations de détresse pour les femmes. Ses idées dans ce domaine étaient d’avant-garde et non reprises par les masses de femmes russes.

L’avortement ne fut légalisé qu’en 1920. Il était justifié par la « survivance de la morale du passé et des conditions économiques difficiles du présent, qui contraignent de nombreuses femmes à recourir à cette intervention », mais c’était un fléau qu’il fallait faire disparaître. La question de la contraception et du contrôle de la fécondité par les femmes n’était pas posée.[5]

Lors de la discussion sur la marche que devait emprunter la révolution, Kollontai faisait partie de l’Opposition ouvrière et se confrontait avec Trotzki e.a. sur la gestion des entreprises par les ouvriers eux-mêmes ou par une instance centrale, l’Etat. Il s’agissait de la question combien d’autonomie donner aux différents groupes sans mettre en question la révolution elle-même. Lorsque l’Opposition ouvrière fut qualifiée de fraction, ses idées opprimées et que progressivement les purges staliniennes annihilaient physiquement toute opposition, les possibilités d’expérimenter des idées nouvelles, de créer une nouvelle culture s’arrêtaient. Kollontai était mutée au Ministère des Affaires Etrangères et partait en mission en Norvège, au Mexique et en Suède. Elle fut épargnée des purges, parce qu’elle cessait de poser des questions dérangeantes. Elle mourut en 1952 à l’âge de 80 ans.

« Ses arguments pour l’organisation spécifique des femmes, son insistance non seulement sur l’émancipation politique mais aussi sur la situation dans la famille et les effets psychologiques de centaines d’années d’oppression sur la conscience des femmes nous concernent encore maintenant. Son importance pour le contrôle d’en bas, son emphase pour comprendre la création d’une culture nouvelle et la reconnaissance d’une relation entre expérience personnelle et conscience politique sont intéressants pour le mouvement révolutionnaire en général. »[6]

Résistance à l’organisation des femmes par les socialistes

Dans les années 1905-1907, la tentative d’organiser les femmes ouvrières dans des organisations indépendantes ne rencontrait pas mal de résistance dans les partis ouvriers. Kollontai était membre du parti menchévik, mais se dirigeait politiquement vers les bolchéviks. « La direction du parti était absorbée dans des tâches sérieuses et urgentes et, bien qu’elle ait reconnu sur le principe l’utilité de ce type de travail, elle ne fit rien pour aider ou soutenir le travail du groupe. Les camarades de base ne saisissaient souvent pas le sens de ce que nous faisions et identifiaient nos activités à celles du « féminisme abhorré ». Ils ne prodiguaient aucun encouragement et allaient même jusqu’à essayer d’entraver les activités du groupe. » Kollontai essaye de trouver une excuse à cette attitude sans comprendre entièrement qu’avec ses attaques des féministes « bourgeoises », elle avait livré elle-même l’argument contre l’organisation indépendante des femmes ouvrières : « Une telle attitude était fondée sur la peur, aisément compréhensible, que les ouvrières puissent quitter le mouvement de classe auquel elles appartenaient et tomber dans le piège du féminisme. » (sic !)

Néanmoins, les activistes (féministes dirait-on aujourd’hui) socialistes continuaient leur travail d’organisation chez les ouvrières et des clubs foisonnaient partout. Ainsi, en 1908, au Congrès panrusse de femmes, convoqué par les organisations de femmes bourgeoises, 45 femmes des 700 participantes furent des socialistes et 30 d’entre elles furent des ouvrières d’usine.

Reconnaissance du droit d’organisation des femmes jusqu’à sa négation

Le principe d’organisation spécifique des femmes au sein du parti fut graduellement acquis, mais la discussion fut cantonnée à l’organisation à l’intérieur du parti. On n’envisageait pas la possibilité d’un mouvement à l’extérieur du parti, considéré automatiquement comme bourgeois. Cependant, des organisations de femmes social-démocrates avaient existé dans les pays scandinaves dans les années 20, jusqu’à ce que le mouvement communiste international leur ordonne de fusionner avec les organisations du parti. [7]

En Russie, après la révolution, en 1918, au Congrès des ouvrières et paysannes on relevait un réseau national d’organisations de femmes, les « départements » qui recevaient de plus en plus de pouvoir d’initiative. Les Genotdel, comme on les appelait étaient représentées à toutes les instances du parti, elles avaient leurs locaux, éditaient des journaux et défendaient les intérêts des femmes dans le parti, dans les syndicats et dans les soviets.

Avec l’introduction de la NEP, la réduction draconienne des dépenses publiques et la suspension des crédits pour les équipements collectifs, on s’appuyait sur l’impossibilité momentanée de prendre des mesures pour la libération des femmes pour grignoter les droits des départements de femmes. Peu à peu et surtout avec la contre-révolution stalinienne, les genotdel disparaissaient pour finalement être déclarées « superflues », leur journal « Kommunitska » ne paraissait plus et la libération de la femme fut déclarée acquise !

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[1] Non traduit du russe

[2] Les citations en lettres cursives proviennent de ce texte

[3] Souligné par nous

[4] Alexandra Kollontai

Women Workers Struggle for their Rights

Extrait de l’introduction de Sheila Rowbotham (traduit par nos soins)

[5] Femmes et mouvement ouvrier éditions la brèche, article d’Alix Holt p.109-114

[6] Idem Alexandra Kollontai…

[7] Femmes et mouvement ouvrier … p.126